Gazmir est d'origine albanaise et ne parle pas du tout français. Il vient rarement en cours et n'a aucun matériel. Quand il est là, il essaie de me parler allemand, ce qui fait beaucoup rire la classe. Je ne suis pas sûre que lui trouve cela très amusant. L'an dernier, il paraît qu'il a été scolarisé dans une classe spéciale pour primo-arrivants mais il a beaucoup séché, d'après son professeur de l'an dernier.
Mina, jeune Marocaine arrivée chez un oncle cet été, comprend à peu près le français, le parle avec un accent terrible mais ne sait pas du tout le lire et écrire. Elle affirme vouloir devenir pâtissière mais elle désespère son professeur de cuisine par sa maladresse et sa lenteur. Un matin, en dépit de l'aide de schémas spécialement dessinés pour elle par le professeur, elle n'a pas réussi à ouvrir une boîte de compote en conserve en deux heures.Tout juste arrivée du bled, elle s'est très vite adaptée à la liberté ambiante et passe son temps à rire avec les garçons de la classe en agitant ses grosses créoles et ses longs cheveux. Arrivée toute timide, elle est désormais bavarde, insolente et provocatrice et ne fait plus aucun effort pour progresser, elle ne quitte pas son téléphone et passe son temps sur les réseaux sociaux dès qu’un ordinateur est à sa portée.
Prescillia, interne dont la famille vit dans un petit village éloigné, essaie toujours de se coller à mon bureau, elle est très fière de bien travailler (c'est à dire qu'elle recopie proprement ce qu'il y a au tableau). Elle souffre d'une légère déficience mentale comme sa maman, son petit frère est trisomique. Elle aime venir raconter ses malheurs à la fin des cours, sa maman n’a pas pu s'occuper d’elle, elle a vécu en foyer puis chez ses grands-parents. Maintenant, sa maman qui a trouvé un compagnon souhaite la reprendre chez elle mais ses grands-parents ne veulent pas la laisser partir. Elle ne sait plus comment faire, elle doit passer devant un juge aux affaires familiales et tout cela la dépasse. Malgré son jeune âge et son manque de maturité, elle a déjà un copain. Quand il y a eu une épidémie de poux à l'internat, elle a été désignée comme responsable par ses camarades et elle est la cible de moqueries impitoyables sur son physique. Elle semble ne rien remarquer.
John, lui aussi est d'origine rurale et présente des problèmes psys. Il a des attitudes curieuses, difficiles à décrire, assez imprévisibles. Rejeté par les autres, il est capable d'avoir un jour un comportement exemplaire et de se rebeller pour rien le lendemain. Sa scolarité a été normale mais il n'a aucune mémoire et d'énormes difficultés d'organisation. Par moment ,il a des fulgurances, il lance une remarque très pertinente et montre des qualités de compréhension étonnantes. Et puis il retombe dans son état léthargique. Il a de gros problèmes relationnels. Son rêve c'est de devenir un grand chef et il n'a pas compris qu'avec son CAP APR, il est mal parti.
Son seul ami dans la classe, c'est Nolan. Comme les deux garçons sont toujours ensemble, ils sont sans cesse en proie à des moqueries autour de leur supposée homosexualité. Il sort de SEGPA, a cinq frères et soeurs et vit aussi dans un petit village reculé à une heure et demie du lycée. Son écriture est indéchiffrable et quand il recopie un texte corrigé, il fait encore plus de fautes qu'au départ. Je laisse toujours sa copie pour la fin quand je corrige les devoirs de la classe tant son écriture hiéroglyphique me déroute. Complètement mythomane, il raconte des histoires abracadabrantes. Un jour il m'a même dit qu'il avait tenté de tuer son père ! Il a de gros soucis psychomoteurs, s'agitant bizarrement, se préoccupant parfois pendant de longues minutes de sa manche ou d'un stylo. Je dois avouer qu'il me fait peur car il est complètement imprévisible, il est évident qu'il a besoin de soins psys.
Morgan n'a pas du tout les lacunes de ses camarades de classe. En début d'année, à sa grande surprise, il s'est retrouvé avec d'excellents résultats pour la première fois de sa carrière scolaire. C’est un bon gamin, sans difficulté particulière, juste paresseux et indiscipliné qui n’aurait aucun mal à suivre une scolarité « normale » s’il avait un peu de suivi à la maison. Ses bonnes notes ne l'ont pas encouragé, bien au contraire, il a bien trop peur de passer pour un "intello", la pire insulte en LP. Du coup, il s'adapte, il fait le cirque, s'agite et taquine méchamment les autres. Il ne fait plus rien du tout et ne parle plus que d'une chose, partir en apprentissage. De temps en temps, il se révolte et se plaint d’être dans une classe de fous.
Mathias lui aussi a un profil similaire, issu comme le précédent d'une 3ème de collège, il n'a pas été orienté en CAP par choix (ça n'existe pas en CAP APR, on n'est pas en CAP vitrailliste ou coiffure), ni en raison de ses capacités limitées mais juste parce qu'il était agité, paresseux et que ses parents s'en moquent. Il est intelligent donc il s'ennuie très vite, il bavarde sans arrêt, et se moque avec cruauté des difficultés variées de ses camarades de classe. Il ne supporte absolument pas d'être rappelé à l'ordre et se montre odieux avec moi. Ce d'autant plus qu'il sait que je me suis opposée aux encouragements que voulaient lui décerner les profs de matière professionnelle sous prétexte qu'il est le seul de la classe à savoir travailler un peu en cuisine. Je jugeais injuste qu'un élève méchant et perturbateur soit encouragé à continuer simplement sous prétexte qu'il a de bons résultats grâce à ses (relatives) facilités de compréhension.
Julien, le plus costaud, le plus mature, est un ancien " dur " qui a décidé de se racheter une conduite. Lui a été orienté dans cette section poubelle à cause de gros problèmes de comportement au collège. Il a mûri, il a l'apparence d'un homme et joue au grand frère. Il protège les filles de la classe des aggressions sexuelles, il calme de temps en temps les agités par des menaces qui ont bien plus d'effet que les miennes. Ce qui est particulièrement humiliant c'est quand il vient à la fin du cours me donner des conseils :"Madame, là vous avez été trop gentille, il faut pas laisser untel vous parler comme ça, faut faire un rapport " ou " Faut les séparer, madame, et pas les laisser installés comme ça dans la classe sinon ça sera le cirque ". Souvent je me dis qu'il serait bien meilleur en prof de LP que moi. Après tout, à quoi me sert tout ce que j'ai appris en prépa ou à la fac ? Ce qu'il a appris dans la rue serait bien plus utile pour gérer la classe. D'ailleurs c'est plutôt un concours de gardien de prison, ou à la limite d'animateur qu'on devrait faire passer aux professeurs de lycée professionnel.
Le pire de tous, c'est Joselito. Ce jeune garçon, de très petite taille et de corpulence fluette terrorise toute la classe, y compris les grands gaillards qui mesurent 4O cms de plus que lui et qui pèsent le double de son poids. Il paraît que c'est à cause de ses copains. Il joue le caïd parce que son grand frère est en prison et, dès qu'il est sur un ordinateur, il va compulser les vieilles archives du journal local qui relatent les " exploits" de son frère. Il ne tient littéralement pas en place, il parle très vite, sans cesse, à tort et à travers .Sous couvert du secret, une surveillante m'a expliqué qu'il était suivi et qu'il prenait des médicaments pour soigner son hyper activité mais depuis la rentrée, il a cessé de consulter et il a cessé de prendre ses médicaments . Tant pis pour nous ! Il s'est mis dans la tête que j'étais issue de la communauté des gens du voyage, et ce pour une raison qui m'échappe complètement, en tout cas cela me vaut de sa part un certain respect . Respect très relatif qui ne l'empêche pas de perturber le cours non stop : Il demande sans cesse à sortir de classe, il doit aller impérativement aux toilettes dans la minute, ou alors c'est à l'infirmerie qu'il veut aller, ou à la vie scolaire. Il tente de marchander sans arrêt des privilèges, s'assoir ici, écouter de la musique avec ses écouteurs, manger, boire en cours et on a beau lui répéter tous les jours que c'est impossible, tous les jours il recommence .
Est-ce que vous imaginez ce que ça représente de donner des cours de français ou d’histoire-géographique à un tel public ?